26
La nuit la plus longue
Comme j’avais attendu ce moment ! Lors de la dernière nuit du calendrier chouette, la nuit la plus longue, tandis qu’un vent mordant soufflait sur la forêt, l’œuf devint plus lumineux que jamais, et je le vis se secouer avec force. Les frémissements devinrent oscillations, et les oscillations, un balancement régulier. Le ciel vibrait. Les étoiles, vives et nettes, scintillaient par milliers, et la forêt sous son manteau de glace saisissait leurs reflets. Les arbres semblaient revêtus d’une écorce de lumière. Le temps était comme suspendu entre les derniers instants de la saison qui s’achevait et les premières minutes de la nouvelle année. Theo passa sa tête dans le creux.
— Il arrive, il arrive, lui dis-je.
— Puis-je entrer ?
Je hochai la tête en silence.
L’œuf tremblait de plus en plus fort. Je me penchai tout près. Mon gésier fit un bond quand j’aperçus la minuscule pointe de la dent d’éclosion à travers la coquille.
À l’instant précis où l’œuf se fendit, les hagsmons attaquèrent Siv.
La reine se tenait prête, les serres fermées sur le cimeterre de son compagnon. Mais ce n’était pas sa seule arme. Elle se concentrait fort sur les images de l’éclosion de son fils. Elle pouvait se représenter la scène dans les moindres détails – la dent d’éclosion qui pointait, la fissure qui courait lentement sur la surface de la coquille… Elle entendait presque les minuscules craquements. Elle refusait seulement d’imaginer le lieu que j’avais choisi pour bâtir le schneddenfyrr : elle savait que cela mettrait le prince en danger.
La douleur dans son aile gauche ne comptait plus. Le jaune n’existait pas. Ce mot n’appartenait plus à son vocabulaire, et cette couleur avait disparu de l’arc-en-ciel. Elle était remplie non de haine, non de soif de vengeance, mais d’amour. Le Ga’ inondait ses os creux, son gésier affûté, son esprit vif et son cœur vaillant tandis qu’elle quittait sans crainte sa grotte.
Cette fois, l’effet de surprise joua en sa faveur. Quand les hagsmons virent cette femelle estropiée traverser les flots de lumière crue qui se déversaient de leurs yeux avec la même grâce que si elle volait sous les rayons frais et rosés de l’aurore par une belle journée d’été, ils n’en crurent pas leurs yeux.
— Que se passe-t-il ? cria lord Arrin.
« Tu vas voir ce qui se passe », pensa Siv en fonçant sur Penryck. Mais le hagsmon esquiva son attaque d’un mouvement rapide. Un courant d’air étrange parcourait la nuit glacée. La reine comprit d’où il venait en apercevant les ailes de lord Arrin : le seigneur achevait sa transformation en démon.
Elle prit un virage serré et plongea en spirale vers l’estuaire gelé. Elle chercha un trou dans la glace mais n’en trouva aucun. Le clair de lune révélait une étendue solide et miroitante à perte de vue. Les hagsmons la rattrapaient. Son aile commençait à la faire souffrir. « Je ne dois pas me laisser distraire ! Je peux voler malgré la douleur. J’y arriverai pour mon royaume, pour mon fils, pour le monde des chouettes. » Elle renversa le crâne en arrière et sentit son gésier se serrer : trois énormes silhouettes dentelées se découpaient sur la lune. Elle était cernée !
Si j’avais eu connaissance de ces faits au moment de l’éclosion, j’ignore sincèrement comment j’aurais réagi. Mais je profitai pleinement du petit miracle qui se produisait sous mes yeux. Si chaque éclosion est un miracle, un événement bien plus magique que n’importe quel sortilège, celle-ci revêtait un caractère particulier. Ce poussin avait déjà une histoire exceptionnelle. Theo et moi, fascinés, suivions avec attention la fissure qui grandissait le long de la coquille. Un craquement sonore retentit dans le creux et, subitement, l’œuf s’ouvrit en deux. Nous retînmes notre souffle tandis qu’une chose visqueuse, pâle et déplumée, rampait sur le nid duveteux.
Au même instant, Siv était acculée contre la glace. Elle se tenait au centre d’une flaque de clair de lune, immobile, le cimeterre dressé.
— Vous n’êtes pas sérieuse, ma dame, dit lord Arrin en se posant à quelques pas d’elle.
— Je suis mortellement sérieuse. Reculez !
— Allons, ma chère…
— Pas de « ma chère » avec moi, rétorqua-t-elle.
— Rejoignez-nous, ma dame. Sauvez-vous, sauvez votre petit. Vous pourriez devenir ma compagne, ma reine, la reine de la nachtmagen. Admirez votre cour.
Il balaya le ciel de son aile difforme en désignant la demi-douzaine de hagsmons qui l’accompagnaient.
— Jamais !
— Nous contrôlons tout grâce à notre magie. Votre résistance nous impressionne beaucoup. N’est-ce pas, Penryck ?
Ils ne cessaient de se rapprocher.
— C’est exact, lord Arrin, acquiesça le monstrueux Penryck en fixant Siv d’un air cruel. Comment parvenez-vous à rester insensible à notre regard ensorceleur ?
Elle ignora sa question. « Ils essaient de me distraire », pensa-t-elle. Elle était prête à mourir.
— Le poussin a-t-il éclos ? s’enquit Arrin.
Elle resta silencieuse, aussi silencieuse que la nuit, et aussi rigide que la glace qui recouvrait l’estuaire. Elle ne craignait plus rien. Elle savait que son fils était né. Qu’il était vivant. Des océans les séparaient peut-être, mais un lien indestructible les unissait.
Heureusement que je m’étais arraché des plumes pour le schneddenfyrr : ce pioupiou n’avait pas la moindre touffe de duvet. Il était drôle avec sa grosse tête et ses yeux globuleux aux paupières collées. Même s’il avait beaucoup de peine à porter son crâne lourd, il tentait déjà de se mettre debout sur ses pattes flageolantes. Évidemment, il tombait et retombait. Quand il leva vers moi ses yeux aveugles, je murmurai doucement :
— Bienvenue, Hoole.
Il pencha la tête comme s’il m’écoutait avec attention.
— Bienvenue, mon petit.
Le vent se calma, les arbres cessèrent de grincer et même les étoiles arrêtèrent de clignoter, comme si elles retenaient leur souffle. On aurait dit que le monde entier avait conscience qu’un événement fantastique, magique, venait de se produire. Une petite chouette, qui deviendrait bientôt l’une des plus grandes que la terre ait jamais portées, était née.
Mon nom est Grank. Je suis un vieillard, maintenant. Je n’ai raconté que le début de cette incroyable histoire d’amour, de magie et de violence. Mon récit s’achève ici, mais l’aventure continue. Il est temps pour d’autres de reprendre le flambeau.